Mine d’or ou mine de sel ?
La réalité de l’abondance des données n’est plus à prouver. Un seul chiffre pour l’illustrer, justifiant qu’on parle désormais de Big Data : 90 % de l’information créée depuis le début de l’humanité l’a été ces deux dernières années. Outre les données collectées et générées par la diffusion des outils de gestion (ERP, CRM…), c’est surtout le développement des nouveaux canaux (Internet, mobile) qui a transformé le paysage. Internet d’abord, avec des sites qui tracent désormais toute l’interaction client, là où les points de vente et les contacts clients n’enregistraient que les transactions. L’écosystème Web ensuite (réseaux sociaux, blogs, espaces numériques de partage), associé aux données non structurées (emails, tweets, avis consommateurs, vidéos…). L’essor des objets connectés (tablettes, mobiles, compteurs intelligents, capteurs…) multiplie quant à lui la diversité et le volume de nouvelles données à intégrer. Enfin, les CRM existants peuvent désormais être enrichis par des données externes, dans le sillage du développement de l’Open Data (SNCF, Etalab, Ville de Paris…), ajoutant une nouvelle dimension.
Au-delà du volume de nouvelles données, celles-ci présentent des caractéristiques radicalement neuves qui complexifient leur intégration : fréquence très élevée (souvent intra-horaire), dimension prioritairement comportementale (de fait très riche mais plus difficile à interpréter), données émises directement par les utilisateurs (donc non retraitées et qui nécessitent un travail sur la qualité et l’interprétation). Enfin, toutes les données n’ont pas la même richesse et une partie d’entre elles s’avère peu voire pas pertinente (ex : logs des sites Internet). De fait, l’exploration et l’exploitation de cette « mine d’or informationnelle » n’est pas sans difficulté et pose de nouveaux défis aux fonctions marketing.
Les fonctions Marketing au pied du mur
Si le discours ambiant est globalement favorable à la prise en compte de ces nouvelles données, la réalité est bien différente : la plupart des Directions Marketing n’en utilisent qu’une faible part, privilégiant les « mines de sel » du présent… En effet, le marketing stratégique construit encore classiquement sa segmentation client tous les 3 à 5 ans avec un modèle de segmentation figé entre deux refontes, basé sur des modèles classiques (RFM, cycle de vie, affinitaire, mixte…), et n’exploitant pas toujours ces nouvelles données pour appréhender le comportement multicanal des clients. En matière de marketing relationnel, le passage du « one to many » au « one to few / one to one » peine à se généraliser. Et pour cause : seul un tiers des entreprises arrivent à collecter
des données quotidiennement, et uniquement 30% des grandes entreprises françaises mettent en oeuvre des solutions analytiques appliquées aux échanges entre internautes sur les médias sociaux.
Quelques explications peuvent être avancées pour justifier ce retard :
• Des incertitudes sur la mise en oeuvre. Usages potentiels perçus comme incertains, informations disséminées dans l’entreprise et parfois peu accessibles, mise en oeuvre technique apparemment complexe, coûts et ROI non mesurés, dimension juridique et gouvernance des données floues… Tout concourt à sortir de l’agenda le chantier « Big Data ».
• La pression opérationnelle qui empêche l’élaboration d’une vision globale. De fait, beaucoup de directions marketing se fixent sur les données « à problème » ou « hétérodoxes », sous-entendant qu’il y a trop de sources de données pour pouvoir toutes les analyser au quotidien. D’autres privilégient l’approche par hélicoptère qui consiste à rester à un niveau synthétique en plongeant ponctuellement sur des reportings / thématiques plus spécifiques. Bref, une focalisation sur le problème ou l’échantillon plutôt que sur la vision coordonnée de l’ensemble des données. En conséquence, l’intuition reste un moteur décisif : 28% des entreprises reconnaissent construire leur budget marketing sur cette seule base…
• Les Directions Marketing, notamment en France, privilégient souvent l’écoute consommateur, sous forme de « focus groups » ou d’enquêtes quantitatives, au détriment de l’analyse statistique sur un périmètre complet. En outre, il existe un continuum d’activité entre la préparation des données, leur nettoyage et leur exploitation, à la frontière des Systèmes d’Information et du Marketing, qui ne facilite pas la mise en œuvre de ces projets. Où loger ces ressources entre la DSI et la Direction Marketing ?
Hormis quelques secteurs tels que la grande distribution ou la VPC, la transformation des Directions Marketing en « Data Unit » n’est donc que partiellement engagée. Elle pourrait pourtant générer des avantages compétitifs tout en renforçant leur légitimité au sein de l’entreprise.
Big Data, high value
Pour les Directions Marketing, les bénéfices associés à l’exploitation des data sont nombreux :
• Une meilleure connaissance des clients ou des informations stratégiques pour l’entreprise, en étendant les champs d’investigation. L’intégration de l’ensemble des signaux du marché, forts et faibles, permet une connaissance 360° : off line / online, avantvente / vente, achat/consommation effective, données structurées/non structurées… Ainsi, un acteur des utilities dans le B2B a mis en place un tableau de bord client à destination de ses commerciaux qui intègre non seulement les données internes classiques (activités, contrats en cours et arrivant à échéance, consommation) mais également les données externes (actualités récentes, analyses sectorielles, déclarations, interviews, nominations…). Cette vision 360° enrichit de fait considérablement la relation client.
• Au-delà de cette extension quantitative, ce sont aussi des données à fort potentiel qui sont remontées par ces nouvelles sources de données. Ainsi, les réseaux sociaux permettent de suivre au mieux les deux populations les plus pertinentes pour les Directions Marketing : les ambassadeurs et les détracteurs de la marque. Les outils de textmining sont ainsi un levier puissant pour donner une nouvelle dimension aux traditionnelles démarches NPS. Avec ses 7 millions de fans sur Facebook, Louis Vuitton dispose d’un potentiel d’ambassadeurs et de prescripteurs très puissant à exploiter : lancement produit, tests de nouveaux concepts, écoute client…
• Une réduction du cycle de décision. Le temps entre la recherche, l’analyse et l’action est réduit grâce à ces nouveaux outils d’exploitation des données : le passage d’une culture de la décision fondée sur l’intuition, à une culture fondée sur des éléments factualisés, est facilité. De fait, on passe d’un mode où l’analyse s’apparente à un « projet » en soi, à un mode question-réponse permanent, permettant des décisions rapides et des ajustements continus. Ainsi, les Giants de San Francisco ont conçu une tarification dynamique permettant de modifier le prix des billets jusqu’à la dernière minute. Conséquence de cette approche de « yield management » en temps réel, les ventes du club de baseball ont augmenté de 7%.
• Un meilleur ciblage des clients. Avec les Big Data, le marketing one to one et l’ultra personnalisation, rêve ultime des professionnels, commencent à devenir une réalité. Les tests menés par des marques comme l’Oréal ou Starbucks dans le cadre d’opérations de « géofencing » (ciblage en fonction de la localisation client, reposant sur un opt-in préalable) montrent une performance inédite en termes de taux de transformation (vs courrier ou e-mail) : 25% à 65% des personnes se sont ainsi rendus en magasin après la réception du SMS les y invitant.
• Enfin, l’exploitation pertinente des données génère des revenus additionnels. L’exemple d’Amazon, à cet égard, est riche de sens. La mise en place du « filtrage collaboratif » (« vous avez aimé ceci… vous devriez aimer cela »), qui contribuerait à hauteur de 30% du CA, repose sur une exploitation fine des données clients. Poussée un cran plus loin, cette exploitation des données peut même constituer un nouveau business model pour des Directions Marketing, à l’image de ce que peut faire Tesco avec sa filiale Dunnhumby, qui analyse ses données de consommation (tickets de caisse) et revend aux nombreux fournisseurs de l’enseigne. LinkedIn quant à lui tire l’essentiel de ses revenus en proposant des solutions intelligentes de mise en relation à partir de la seule exploitation de ses données.
Génération « data native »
Mener un projet de valorisation de vos données nécessite en premier lieu de recenser et de qualifier le patrimoine de données de votre entreprise, en déterminant des potentiels d’usage associés. En parallèle, cet inventaire doit permettre d’évaluer certains freins à son exploitation, tels que la qualité de la donnée ou encore sa disponibilité dans un contexte où l’information demeure souvent organisée en silo dans les entreprises. Pour concrétiser ces promesses « business », la Direction Marketing doit ensuite se doter de deux ressources clés : les outils et les compétences.
En termes d’outils, les solutions sont aujourd’hui nombreuses pour exploiter et restituer l’information. Le choix entre ces outils doit prendre en compte des critères tels que le type de donnée, leur volume, les usages potentiels ou encore les utilisateurs cibles. Toutes ne requièrent pas de lourds chantiers SI, source potentielle d’inertie sur les projets : des solutions agiles sont aujourd’hui disponibles pour concrétiser l’exploitation marketing des données.
Si les outils sont indispensables, ils ne sont pas suffisants pour tirer tout le potentiel des données. De fait, les compétences en datamining vont devenir clé dans les Directions Marketing, posant la question de la forte externalisation du métier à ce jour. Si les données sont un actif clé des entreprises, les compétences pour les faire parler, les interpréter, en comprendre le sens et le contexte, sont tout aussi précieuses. Cette intelligence est pour partie spécifique à la nature de la donnée et constitue un savoir-faire décisif que les entreprises devront internaliser tôt ou tard.
Enfin, « l’orientation data » est une affaire de culture qui doit être progressivement diffusée dans les organisations, en partant d’exemples tangibles plutôt que d’incantations. Là où le prisme naturel de la Direction Marketing était de regarder vers la communication, l’avènement des Big Data impose une extension du territoire vers l’IT et les opérations, avec à la clé un décloisonnement nécessaire des fonctions de l’entreprise. La création d’un poste de Chief Data Officer peut également accélérer et cristalliser cette transformation, à l’image des responsables e-Business il y a 10 ans.
Les outils et les données sont là, les compétences disponibles : il est donc urgent d’engager le mouvement sous peine d’être distancé par des concurrents qui auront su exploiter cet actif.
Thomas Alix, Senior Manager en charge du multicanal et de la relation client au sein de la « Practice Stratégie Marketing & Ventes » de Keyrus Management, intervient depuis 15 ans dans le domaine du marketing et de l’amélioration de l’efficacité commerciale, principalement autour du multicanal et de la relation client. Après plusieurs années dans des fonctions opérationnelles, il a piloté des missions de définition et de mise en oeuvre de stratégies multicanal et e-Business dans des contextes variés (distribution, services, services financiers). Il a également accompagné plusieurs entreprises dans la conception de nouvelles offres et de démarches d’innovation. Thomas Alix est également l’auteur d’un ouvrage de référence sur les « métiers de l’Internet et du Mulimédia » (Editions Studyrama).
Rémi Claudon, Senior Manager au sein de la « Practice Stratégie Marketing & Ventes » de Keyrus Management, est spécialiste de l’innovation et des nouveaux enjeux technologiques et dispose de 12 années d’expérience dont 10 dans le conseil. Il accompagne des entreprises de nombreux secteurs – télécoms et média, services financiers, opérateurs postaux – dans leurs grands programmes de transformation au travers de projets de conception d’offres, de mise sur le marché de l’innovation, d’efficacité commerciale et de performance des réseaux de distribution. Son expérience opérationnelle lui a permis de mener de bout en bout des projets de conception et de lancement de produits et de services, dans le secteur du e-Banking.
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